lundi 22 février 2016

ADIEU MILLEPIED

Le 12 février dernier, au sortir de la première partie du spectacle mis en scène à l’Opéra de Paris, sous l’autorité de Benjamin Millepied, directeur de la danse, sur le point de quitter ses fonctions après un an d’exercice, des spectateurs criaient au scandale.
 

Celui-ci, me semble-t-il, ne résidait pas dans le fait d’avoir introduit dans un spectacle de ballets à l’Opéra de Paris une première partie que l’on pourrait appeler sociologique ou populaire, mais dans celui d’avoir annoncé dans le même programme et d’avoir placé sur le même plan cette mise en bouche assez indigeste, que le ballet par ailleurs sublime du grand chorégraphe qu’est Jérôme Robbins, avec en plus cette précision que Bel, le chorégraphe incriminé serait un artiste incontournable de la scène internationale de la danse.
 

En fait ce hors-d’œuvre peut paraître sympathique à certains. Il flatte la bonne conscience de ce qu’on appelle en général, à tort ou à raison, les bien-pensants. Il est surtout indigeste.
 

Quant au ballet de Benjamin Millepied qui suit cette introduction, il laisse sur sa faim. En effet, construit à partir d’une musique de Beethoven, il faut en convenir, il s’en sert davantage qu’il ne la sert.
 

Pour élaborer une chorégraphie à partir d’une telle musique, il convient de créer un chef-d’œuvre comme l’a fait Robbins de son côté, à partir des variations Golberg de Jean Sébastien Bach. En tout cas il faut que cette création vienne du cœur, de la sensibilité la plus profonde. Benjamin Millepied élabore un exercice de style plaisant, talentueux qui à aucun moment néanmoins ne saisit véritablement le spectateur.
 

En fait la troisième partie du spectacle, c’est-à-dire le ballet de Jérôme Robbins, eut été suffisante. Il est d’ailleurs très long et constitue un véritable chef-d’œuvre. Il représente l’un des morceaux les plus choisis de la danse du XXème siècle. On voit ici comment Robbins s’est mis au service de Bach. Il n’est pas un exercice sur la musique de Jean Sébastien Bach. Il est Bach lui-même. Il fait corps avec son œuvre.
 

Chez Robbins tout vient de l’intérieur, du cœur et de la sensibilité. Ce ballet est absolument exact. Il n’est pas mental. Il se met totalement au service de la musique.
 

Je n’apprécie pas la danse lorsqu’elle est trop excessivement  tributaire de celle-ci. Je la préfère quand elle a trouvé son langage propre, lorsqu’elle est autonome.
 

Si elle s’élabore à partir de la musique, il faut qu’elle soit exceptionnelle, pleine de fulgurances, d’extases, qu’elle soit totalement habitée.
 

En fait ce ballet de Robbins non seulement constitue le spectacle mais il rend les deux premières parties inutiles. Elles n’amènent pas grand-chose.
 

Mais plus loin, le départ de Benjamin Millepied, après un an d’exercice en tant que directeur de la danse à l’Opéra de Paris pose en fait un problème vaste et délicat : celui du rapport différent que la France et les Etats-Unis entretiennent avec la culture.
 

Les américains ont une conception beaucoup plus large et tolérante quant à celle-ci que les français. Ils sont fédéralistes, favorables à la diversité et s’ébattent sur un continent. Ils donnent à voir le pire et le meilleur. Ceci repose sur une foi puritaine, optimiste : « le meilleur finit toujours par gagner ».
 

Etant donné l’immensité du territoire et leur besoin en travailleurs, ils ont été contraints d’intégrer les différences. C’est ce qui constitue pour eux un danger très actuel mais aussi une grande richesse.
 

La France est un pays beaucoup plus absolutiste. De la Monarchie de Louis XIV au règne de Napoléon il n’y a qu’un pas qui a été franchi tragiquement par la Révolution. Les structures n’ont pas évolué.
 

Nous en sommes toujours là. Malgré ce qui est dit par ailleurs, nous sommes une nation religieuse, Pascalienne. Nous sommes davantage le pays de Rousseau que celui de Voltaire.
 

En fait il convient de faire se déployer ces deux cultures l’une à côté de l’autre. Il ne faut pas que l’une prenne le pas sur l’autre.
 

Par contre leur coexistence est indispensable. Il s’agit de la survie de la civilisation occidentale.
 

Plus loin encore on peut se demander si Benjamin Millepied, après avoir introduit ses chorégraphies à l’Opéra de Paris et avoir programmé la prochaine saison, n’a pas jugé son intervention suffisante. Sans doute sa vocation n’était-elle pas de gérer un grand établissement comme l’Opéra, machine très complexe, qui entraine de nombreuses servitudes.
 

Si l’on en juge, d’après sa carrière foudroyante, Benjamin Millepied serait plutôt un aventurier de la culture qu’un créateur au sens conventionnel du terme.
 

Il est toujours difficile à un artiste de se transformer en gestionnaire même s’il est très ambitieux et ceci sur un temps long.
 

En fait Benjamin Millepied a réussi son challenge.
 

Nous avons été pris un moment en otage. Il nous libère.
 

Edouard VALDMAN

Auteur

« Idéalisme français, pragmatisme américain : une nécessaire union », L’Harmattan, 2010