A l’occasion de la commémoration du bicentenaire de la mort
de l’empereur Napoléon, beaucoup de livres sont édités et de nombreux commentaires
publiés.
Etrangement et pour la première fois sans doute, les auteurs insistent sur une
part très sombre de sa carrière, ce moment où en Egypte il a fait sacrifier à
l’arme blanche trois mille prisonniers turcs à qui préalablement il avait
promis la vie sauve au cas où ils se rendraient.
Les généraux qui l’entouraient en étaient eux-mêmes écœurés.
En vain Bonaparte avait tenté de prendre Saint-Jean d’Acre. Le mamelouk qui
s’était retiré dans cette place forte avait la réputation d’être d’une
indicible cruauté. Il était soutenu par les anglais.
La prise de cette ville était pour lui un enjeu majeur. Or il avait été obligé de
renoncer.
On s’est étonné de cette cruauté et de ce mensonge. On dirait que les différents
historiens qui avaient écrit sur Napoléon jusqu’à ce jour avaient désiré passer
sous silence cet incident. Il constituait une tâche.
C’est dans un ouvrage de l’historien Benoit Mechin que j’en
ai entendu parler pour la première fois.
En fait, il s’agit d’un moment essentiel dans son itinéraire.
Jusqu’à présent il était un général audacieux, brillant. C’était un vainqueur. Il
avait fait preuve de son génie en Italie, au 13 Vendémiaire.
Il avait vaincu la mort à plusieurs reprises en particulier
au pont d’Arcole, à l’occasion de la prise de Toulon où il faisait partie de la
« batterie des hommes sans peur ».
Comme il le disait lui-même « N’oubliez pas que le Dieu
de la guerre m’accompagne ».
La campagne d’Egypte aujourd’hui constituait une entreprise d’une audace folle.
Ici, il franchit une nouvelle étape dans sa relation à la mort. Il viole les
lois les plus sacrées de l’humanité. Il tue sans nécessité absolue trois mille
hommes sans défense.
Il se situe désormais au-delà de toute Loi, au-delà de toute morale. C’est la
transgression absolue. A ce moment-là Napoléon n’est plus un homme. Il se place
du côté des Dieux.
C’est un acte que Nietzsche aurait parfaitement honoré, lui
pour qui Napoléon est le héros absolu, l’homme de la tragédie antique, l’anti
prophète juif.
Plus tard Napoléon dira en parlant de l’Egypte « C’est là que j’ai conçu la
haute ambition ». Il dira aussi « Qu’est-ce que cent mille hommes,
pour un homme comme moi ? ».
Ici, Napoléon celle son destin. Désormais il est à l’égal de
César, celui qui a franchi le Rubicon de l’être.
Il n’obéit plus à la loi des hommes. Il s’est placé au-delà
du bien et du mal.
Kléber, qui le voit après ces événements et qui les avait
condamnés, après avoir assisté à de nouvelles victoires, s’était exclamé
« Général, vous êtes grand comme le monde ! ».
Desaix lui-même avait été définitivement conquis.
La confirmation de son désir du pouvoir absolu lui est venue en Egypte. C’est
après celle-ci qu’il accomplit son coup d’état, après qu’il eut abandonné son
armée. En principe, le Directoire aurait dû le faire fusiller.
C’est ici que le monde anglo-saxon se sépare de nous. Il conserve
sa relation à la divinité et à la royauté. Il les intègre.
C’est ce monde qui vainc Napoléon et qui plus tard vaincra
Hitler.
Au-delà du Concordat, Napoléon a fondé le règne de l’Homme,
celui des Lumières, de la Raison. IL a tué Dieu.
C’est pourquoi regretter que Napoléon soit ensuite allé en Russie est utopique.
Il ne pouvait plus tolérer aucun obstacle. Désormais il ne pouvait vivre que
dans le défi, et la transgression.
Son véritable interlocuteur n’était pas le tsar Alexandre, c’était le destin.
Quiconque veut s’affronter au pouvoir doit faire référence à cet itinéraire. Le
pouvoir, c’est la mort.
Il y a ceux qui sont capables de la donner et il y a les autres. Ce sont
peut-être des ambitieux, mais ils ne sont pas des conquérants. Les conquérants
sont ceux-là seuls qui ont signé ce pacte.
En matière de création artistique, il en va de même.
Il y a les artistes qui mettent leur vie en cause, qui la risquent. Et puis il
y a les autres qui jouent avec le langage.
Une œuvre ne vaut que dans la mesure où l’auteur a affronté la mort. Ce n’est
qu’ensuite qu’il pourra avoir une relation privilégiée avec la beauté.
La différence dans sa relation à la mort avec celle du conquérant, c’est que
l’artiste travaille sur sa propre blessure. Il se brûle lui-même.
Le conquérant ne met pas en cause sa vie. Il ne l’affronte
pas directement. Il utilise les autres, ses soldats.
Telle est la différence essentielle.
Telle est la fascination de l’un et la grandeur de l’autre.
Edouard Valdman
Ancien élève de l’Institut Politique de Paris
Ancien Secrétaire de la Conférence du Stage
du Barreau de Paris
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